Je peux les sentir en moi. Qui s'agitent, qui veulent sortir, profiter de la fête. Vivre. Elles veulent leur liberté, toutes les deux. Ce qui est assez étrange. Storm, c'est normal, mais Susie ? C'est vraiment étonnant de sa part. Et flippant. De plus en plus je les ressens en moi. Avant, il y avait parfois des impressions, comme un pincement au cerveau qui m'apprenais que l'une ou l'autre n'était pas d'accord avec ce que je faisais. Mais là c'est...C'est complètement autre chose, voilà tout ce que je peux dire. Et aujourd'hui plus que jamais. Tout ce monde et l'agitation...Je peux les comprendre, bien sûr ! Après tout, moi aussi ça me saoule de rester là, à attendre, à servir ceux qui s'amusent.
Mais c'est justement parce qu'il y a du monde que c'est trop dangereux de les laisser sortir.

Quand je me souviens, au tout début, quand on est arrivées ici ! Je m'étais dit que je ne nous séparerais plus. Pas ici dans ce bled paumé où on se ferrait si facilement remarqué. J'ai complètement, carrément, entièrement loupé mon coup. Faut dire aussi que je faisais pas beaucoup d'efforts. Avec père en prison et Echo qui me parle à peine, c'est plus fort que moi, je me sens seule !
Ouais, « plus fort que moi », c'est bien le terme. Je crois que je perd le contrôle. Ca fait un peu peur des fois...Genre, mardi, je me suis réveillée et Susie était en train de ranger la maison ! Je ne m'étais rendu compte de rien. Et j'ai pas pu nous séparer dans mon sommeil, je m'en souviendrais quand même. Bref, tout ça pour dire que je préférerais être à la maison plutôt qu'à tenir le stand du Music Store avec tout ce monde qui me tourne autour. C'est pas souvent que je me sens angoissée, je suis loin d'être agoraphobe, mais aujourd'hui je paie pas de mine. Même si je me force à sourire, ça doit se sentir que je suis pas à l'aise. La meilleure technique pour éloigner les clients ! Yeah, bravo à moi, la pire vendeuse de l'univers.

Mes yeux passent sur l'étalage de CDs devant moi, la plupart du rock ou du métal, histoire de coller à l'ambiance. A part les ados en quête de rébellion et de sensations fortes, ce genre de musique n'intéresse pas grand monde ici à Birdsall. Alors on a aussi sorti les classiques, ceux pour lesquels, quand les clients viennent me demander conseil, j'ai juste envie de répondre « Mais j'en sais rien ! » Le genre qui date de bien avant ma naissance, et bien avait celle de père même. De toute façon, avec mes cheveux roses, la plupart des gens me prennent pour une folle, une de ces jeunes qui n'écoutent que du rap injurieux ou des pop stars. Mais comme on est le seul magasin de CD de la ville, ils n'ont pas d'autres choix que de se faire servir par moi. Tiens, ça me fait penser que je me demande ce que fait Echo. Il a dit qu'il passerait me voir. J'en doute. Beaucoup même. Il me hait, je crois. En fait, j'en sais rien, je ne le comprend plus !
Bon, pas la peine de penser à ça. Je dois avoir une tête de vendeuse avenante aujourd'hui ! Je me secoue donc un peu, histoire de penser à autre chose. Sauf qu'il n'y a personne dans les parages. Alors, pour me changer les idées, je tourne la tête vers le stand d'à côté.

Ils vendent des livres. Je n'ai jamais été une grande lectrice. Les belles histoires comme l'école n'ont jamais étaient mon truc. Je n'ai jamais eu beaucoup d'illusions sur la vie et selon moi, c'est tout ce que les livres peuvent apporter. L'espoir qu'on peut avoir une vie moins chiante. Bullshit.
Sauf qu'aujourd'hui c'est différent. Le premier livre sur lequel je pose les yeux, c'est « Docteur Jekyll et Mister Hyde » Je l'ai jamais lu. J'aurais peut-être dû. Pour tenter de comprendre un peu mieux ce qui m'arrivait. C'est étrange, mais j'ai toujours pris mon don pour acquis, je ne me suis jamais demander d'où il venait ou comment il marchait. Jusqu'à maintenant. Parce les choses changent et que je ne contrôle plus. Parce que je n'ai plus l'impression que ce don, c'est moi, tout mon être. Comme mes cheveux, comme mes yeux, comme mes mains. Non, le dédoublement, Storm et Susie, c'est différent. Peut-être qu'il serait temps de lire l'histoire du Docteur Jekyll finalement. Il n'est jamais trop tard après tout.
Je me lève et parcourt les deux mètres à peine qui me sépare du stand, les yeux fixés sur le livre. C'est une vieille édition, et quand je le prend dans mes mains, je sens cette texture particulière du vieux papier jauni et poussiéreux. Je l'ouvre doucement et commence alors ma lecture. Sans vraiment me soucier des gens qui tiennent le stand.