L'ombre d'une princesse. Douce, et à peine présente. Toute de rose vêtue. Un rose pâle, doux comme son visage d'enfant. Vous l'imagineriez volontiers dans un parc, près d'un lac. Au crépuscule, quand la lumière n'est pas trop crue. Assise dans l'herbe. Paisible et merveilleuse. Une jeune fée qui découvre la vie.
C'est qu'elle paraît si fragile, Eleonore. Si petite, si fine, et tellement gracieuse. Dans cet univers trop sombre, au milieu des murs gris, des couloirs à peine éclairés, des élèves désespérés, elle vous paraît déplacée. Cette muse au faciès si délicat n'a pas sa place ici. Elle est bien trop innocente, pensez-vous. Trop ignorante de ce qu'est la vie et en particulier, la vie ici. Vous autres, vous êtes plus âgés. Vous avez vécu, vous avez souffert. Mais elle ? La pauvre enfant, elle est angélique.

En êtes-vous vraiment sûrs ?

Cette jeune fille, cette enfant, qui travers ces couloirs à vos côtés, comme une ombre, un souffle de vent...Elle marche tête baissée. Par timidité ? Par peur de rencontrer vos regards ? Après tout, elle doit se sentir perdue, un ange dans ce purgatoire. Pauvre petite, pensez-vous avec un air compatissant.
Mais est-ce pour éviter votre regard qu'elle fixe obstinément ses pieds et les dalles noires qui passent devant elle ? N'est-ce pas plutôt pour que VOUS ne voyez pas le sien ? La seule partie de son anatomie qui serait susceptible de vous montrer le démon qui se cache en elle. Cette affreuse haine qui ne cache que très mal la peur qu'elle a de découvrir vos secrets. Ces yeux trop grands, qui vous absorbent, qui vous effraient. Un regard qui voit tout. Qui préfère se cacher, plutôt que de souffrir vos erreurs.

Vous avez beau être meilleurs que sa famille, plus supportable en tout cas, il n'empêche que votre présence n'est pas acceptée dans son univers. Eleonore ne vous parle pas, ne vous regarde pas. Elle évite le contact comme elle évité votre attention. Elle passe entre vous, mange à vos côtés, mais s'isole dans son silence. Les pièces vides sont ses refuges. Le silence est son paradis.
Heureusement pour elle, Rédemption regorge de recoin sombres et solitaires. Des endroits bien cachés, ou personne ne penserait à aller.
Et où Eleonore, cette pauvre enfant, peut enfin être en paix. Loin de vos défauts, de vos pensées, de vos peines et de vos rêves. Loin de votre effroyable humanité.

Aujourd'hui, ce sera un de ces pièces vides que vous pouvez trouver au sous-sol, mais où personne n'ose s'aventurer. Eleonore se glisse dans les escaliers, sans être vue, sans être suivie. Invisible. Et pourtant, terriblement souffrante. En passant, elle croise une jeune fille. Elle ne connaît pas son nom, ne cherche pas à le connaître. Pourtant, il lui suffit d'un regard, purement accidentelle, pour connaître cette personne jusqu'au fond de son âme.
Tout est là, écrit sur son teint blanc, son visage à l'air triste, déçu. Eleonore le voit dans ses yeux, le sent vibrer en elle. Tout ce qu'elle n'aurait jamais voulu savoir. Etalé devant elle sans qu'elle puisse se dérober. Une seule seconde, et le mal est fait.
Ame sombre. Des souvenirs heureux. Un amour non réciproque. Une faiblesse de caractère chronique. Des larmes trop souvent versées. Pour un rien, la plupart de temps.
Une fille pleine de lumière, mais complètement désespérante.

Eleonore fait le reste du chemin en courant, pressée d'être enfin seule, loin de ces êtres qui importunent, qui la déçoivent. Toujours et encore. Elle passe un couloir particulièrement sombre, pose la main sur la poignée de cette salle vide qu'elle connaît si bien.
« Enfin ! »
Se dit-elle en entrant dans son refuge. L'air sent le renfermé, et la lumière du jour ne pénètre pas en ces lieux. Pourtant, c'est là qu'elle se sent le mieux. Libérée du poids des autres. Eleonore allume la lampe qui pend misérablement au plafond, simple ampoule qui se contente de diffuser une lumière froide et incontestablement artificielle. Puis, elle va s'asseoir dans un coin, ferme les yeux. Et sourit.

Un bel espoir. Simple pourtant, mais c'est encore trop ici. Ici personne n'a le droit de réaliser ses rêves. Ici, le répit n'existe pas. La paix n'est qu'un concept. Jamais une réalité.
Alors ce n'est pas aujourd'hui qu'Eleonore la trouvera.

Eleonore s'est enfermée dans sa tête. Elle essaie de se concentrer sur d'autres choses, d'autres choses que ses propres pensées. D'autres choses que les pensées des autres personnes qui habitent aussi. Elle s'enferme dans les mots. Ceux de quelqu'un d'autre, quelqu'un qu'elle ne connaît pas et surtout, ne verra jamais. Elle s’abîme dans l'histoire écrite pour un auteur décédé. Il n'y a que là qu'elle peut trouver la perfection.
Essayant de se remémorer les mots exacts qu'elle a lu la nuit précédente, concentrée au maximum pour ne pas entendre sa propre voix la supplier de se crever les yeux, elle se rend d'abord pas compte que quelqu'un vient d'entrer dans la pièce.
Ce n'est que quand le jeune homme a fait quelques pas vers elle qu'Eleonore le remarque.
Elle ouvre les yeux. Réflexe malhabile, curiosité qu'elle ne peut contrôler.
S'empresse de les refermer !

Mais c'est trop tard.
Trop tard.
Car Eleonore a vu. Un regard, à peine une seconde. Mais elle n'a pas fait attention, n'a pas pensé à se retenir ! N'a pas fait l'effort de ne scruter que la surface. Elle n'a pris aucune précaution.
Ses grands -trop grands- yeux bleus se sont posés sur le jeune homme et ils ont vu. Ils ont tout vu.

Un gémissement faible, rageur, passe ses lèvres tandis que la colère monte en Eleonore. Elle était seule ! Elle était enfin tranquille ! A l'abri des autres et de leur effroyable vie misérable ! Et évidemment, il fallait que quelqu'un vienne la trouver. Dans l'endroit le plus perdu du pensionnat ! Parmi toutes les salles de Rédemption, toutes les pièces vides du sous-sol. Il a fallu que cet homme décide de venir ici. Là où elle s'est réfugiée.
Et bien sûr, ce ne pouvait être un de ces adolescents insipides qui peuplent le pensionnat par dizaines. Non...! Il a fallu que ce soit un des déprimés, un des torturés. Et qu'il vienne lui balancer ses remords et ses regrets, son deuil et ses erreur de plein fouet.
"Va-t-en." Son les seuls mots qu'elle arrive à prononcer. Elle s'est levé sous l'effet de la colère mais garde les yeux décidément pointé vers la porte, loin du jeune homme, loin de son âme.
"Va-t-en." Répète ce petit d'ange avec une voix de démon.